Textes

Cet air mort

Cet air mort de l'hiver, chaîne à mes désirs libres,
ton seul retour pourrait encor le ranimer.
Dans cette chambre hélas ! où plus un son ne vibre
ta voix, ta seule voix saurait encor chanter...

« Georges ! » voici ce nom que seule tu sais dire !
Te voici sur le seuil, déplaçant mes regards,
voici tes bras tendus, tes cheveux, ton sourire,
tes yeux, comme un appel à quelque beau départ.

« Fuyons ! Fuyons cette chambre oú tu restes
prisonnier de passés auxquels tu crois encor.
Vers des pays plus nus, vers des hommes plus forts,
fuyons ! fuyons ces morts que je déteste;

Perçons les murs de brume aveugle où tu t'épuises.
Vois ! ces étages de soleil, ces grands flots délivrés,
et dans le port, tout palpitant des mondes retrouvés,
écoute, entre les mâts, la folle voix des brises.

photo de Georges Nicole

Portrait de Georges Nicole, s.d. (collection privée – reproduction Laurent Dubois, BCUL).
Gustave Roud et Georges Nicole, 12 octobre 1940 (fonds Gustave Roud, CLSR/UNIL – reproduction Archives de l’UNIL).

SOLDANELLES

Fleurs extrêmes
de l'hiver
flocons mauves

Cils de soie
plus légers
que rosée

Cloches d'aube
dans le jour
dissipées

photo de Georges Nicole

Georges Nicole en excursion avec ses frères et sœur, gare de Sembrancher, 21 mai 1951 (collection privée – reproduction Laurent Dubois, BCUL).

Paysage

Un inlassable flot
tourne sa lente roue
et les clartés de l'eau
se nouent et se dénouent

Mais là-bas Messery,
dans l'onde qu'il termine,
cherche un fragile appui
à sa douce colline.

Plus loin, neige ou nuage ?
un Mont-Blanc d'or, d'azur,
ou de pourpre s'étage,
sommet d'un paysage pur.

La lumière de l'eau
se noue et se dénoue
et l'inlassable flot
tourne comme cent roues

De l'inlassable flot
tourne la lente roue
et les clartés de l'eau
se nouent et se dénouent

PRINTEMPS

Ce soir que voici
la terre est si calme !
L'air tombe sans bruit
plus doux qu'une palme

Le printemps endort
sa jeune lumière
et la couvre encor
d'un peu de paupière...

Ce soir que voici.

Hiver

Le soleil touche la neige
d'un souple jonc doré
pour que soudain jaillissent

astres et fleurs
feux de jaune et de pourpre
au manteau de la fée

L'hiver, la bise.
Un jour les signes du printemps:
surprise
que soit fini le temps
de douce école.
Adieu, Monsieur Nicole,
adieu Messieurs,
et vous, Mesdemoiselles,
Demain le dernier cri s'envole
de la cour.
Et puis silence pour toujours.
Le 8, le 9, vous vous contentiez
Bluette la zélée,
oh le beau 10 aimé !
avec son 1 et puis son 0,
chère baguette et cher cerceau, votre jeu préféré
en chiffre d'or dans votre songe
sur le cahier en chiffre rouge.

photo de Georges Nicole

Georges Nicole lors du défilé du Collège de Nyon, s.d. (collection privée – reproduction Laurent Dubois, BCUL).

Besoin de montagne

 Quand les mois d'avril et de mai reviennent, il y a un peu partout des hommes et des femmes qui rêvent de montagne. Des désirs naissent en leur cœur, vagues ou précis, vulgaires ou purs. Les uns sont simplement physiques: le sang las du printemps aspire à plus d'agilité, les poumons comprimés par la table de travail, par les pauvres chambres, recherchent obscurément l'air le plus pur et le plus subtil, les muscles enfin sont impatients de fonctionner sans fatigue. Mais il en est aussi de spirituels: désirs de fraîcheur, de grandeur, de libération. Souvent même ils dépassent ce que la montagne peut leur offrir. Ils bâtissent à l'avance des rajeunissements, des sauvetages du cœur, des violences d'émotion, des inspirations impossibles: leurs faims seront inassouvies.
 Ces désirs suscitent en vous des images: souvenirs desséchés qui reverdissent, émotions éteintes qui se font actives, passé qui devient avenir, qui prend toutes les intonations d'un appel.
 Les mots ne rendent pas l'éclat brusque que possèdent ces images à leur naissance, au moment où elles vous surprennent au milieu du travail ou dans le demi-sommeil. Une sorte de jaillissement les amène du fond de l'inconscient et elles ont alors devant la conscience un aspect fragmentaire et incohérent difficile à exprimer. Mais la méditation les retouche et les recompose. C'est sous cette forme seconde qu'on me permettra d'en noter quelques-unes (toutes personnelles) en les rattachant par des sous-titres à ce que je crois être leur essence. Mieux qu'une analyse, elles aideront à connaître les manifestations de ce « besoin de montagne », dont les origines profondes mériteraient d'être étudiées un jour par un psychologue.

Détente
 Marche: jeu sans cesse varié du pied qui cherche sa place, effort, repos, lenteurs calculées, et le corps qui mesure la pente avec sa propre longueur.

Elémentaire
 Emerger dans une lumière absolue que l'air ni le sol n'absorbent — boire l'eau sans saveur qui coule de la glace — être sous le bleu du ciel comme si on était au-dessus de lui, s'y mirer puis plonger.

Fraîcheur
 Des fleurs, plus délicates qu'un flocon de neige, posées entre deux rochers sur une herbe sombre — une source qui se détache avec des douceurs d'huile de la terre et des mousses. La main que tu y plonges et fait mail, un filet de fraîcheur coule avec ton sang — air aigu, sans parfum, qui vient du glacier et que ton visage reçoit avec l'animation du plaisir.

Silence
 Une arête des Préalpes, vers le soir. La mince couche de terre et le gazon léger, que le soleil dore horizontalement, sont chauds à la main comme le pelage d'une bête. Il semble que vous enveloppe une matière subtile lentement descendue du ciel avec le bleu de l'air et la lumière. Un son de clochette monte jusqu'ici, à moins que ce ne soit un troupeau entier qui envoie ses paisibles vagues de musique, mais c'est si doux, si irréel ! Le vent ne fait pas plus de bruit que du velours. Il bondit en poussant son faible « han ! » et l'herbe grésille à peine. Les crêtes immobiles s'élèvent les unes derrière les autres, séparées par des crevasses de lumière; leur ligne infinie, leur gloire de poussière se taisent, comme se taisent aussi ce ciel sans oiseaux et ce nuage qui se fait et se défait.

Aventure
 Ce chemin qui prend en écharpe une pente, gagne la crête, tourne en effleurant le ciel, à quel monde mène-t-il ?

Libération
 Il y a un mélèze à retrouver, près d'un gros rocher rond et poli. J'y parviens après une matinée de marche et je me couche dans l'herbe. Alors, il n'est plus question de penser, de sentir, ni même d'exister. Un parfum, une brûlure me remplacent — mais surtout le bruit du torrent qui coule tout proche et s'agite au-dessus de la prairie: toute la révolte, toute la liberté dans ces cris, dans ces cymbales, dans ces épées, une vie puissante qui brise le monde et s'épand en astres et en musiques surhumaines.

Grandeur
 Pendant toute la journée, à cette extrême limite des gazons, là où commencent les pierres, sur la selle appelée « Entre la Reille », il est monté de la plaine un peu de vie sous la forme de couleurs vertes, de poussière dorée, de vagues d'air chaud. Le soir, tout cela s'est étiré comme une marée sans épaves: Alors la montagne a commencé à exister. Elle descend vers vous, avec son glacier, avec ses rochers, mais surtout avec ces faibles bruits, qui sont les signes minimes de masses, d'espace, de silences, de froids impossibles à concevoir: une pierre roule et s'arrête, un peu d'eau coule pour un instant encore, un air glacé donne de l'aile contre une paroi. (Autre image). Au-dessus des derniers mélèzes, des gazons, des pierres, des rochers, plus haut sur ce dos blanc, le vent soulève librement des poussières de neige et emmène où je ne peux voir.

 Ces images m'ont hanté, elles me hantent encore: C'est au mois d'avril et de mai. Mais est-ce que je les retrouverais, si je les cherchais ?